Histoires d’enfants et de leurs proches

Bruce Lapointe

Voisin de la famille de Charlie, aujourd'hui guérie d'un cancer.

«501 kg ou 1104 lbs, pour les négationnistes métriques comme moi. C’est le record mondial de « deadlift », l’équivalent de 5, euh non, 6 fois mon poids, qu’un colosse islandais a arraché de terre en flexant les troncs d’arbres qui lui servent de jambes. Mais désolé Hafthor Julius Bjornsson, ton record Guinness ne vaut pas plus que le papier sur lequel il est imprimé. J’en connais un plus fort que toi, et il ne terrorise pas un village côtier d’une île de l’Atlantique Nord. Cet homme fort habite juste en face de chez nous. Tirez-vous une bûche, je vais vous raconter la fois où j’ai vu le Grand Éric soulever le monde et le mettre au lit.

On savait tous qu’elle était malade, la petite Charlie. Une enfant de 5 ans qui porte une tuque quand il ne fait pas froid, ça cache autre chose. Mais on restait discret, par respect, par humilité, mais aussi par peur de se mettre les pieds dans la bouche si on évoquait « le mot qui commence par C ». Mais parfois, la vie s’arrange pour te mettre le nez dedans. Je ne me souviens plus de la date, ni même de la saison, mais je me souviens que le ciel était gris, comme un présage que ce que j’allais voir allait me scier les jambes.

J’ouvre le coffre de ma voiture, bien déterminé à ne faire qu’un seul voyage de sacs d’épicerie. Mon entrainement de la semaine, le torse bombé et les bouts des doigts mauves. Je me retourne en espérant, tel un Ulysse de banlieue, qu’un voisin soit témoin de ce phénomène de force. Y’a personne. Juste le grand Éric, qui ne s’aperçoit même pas que je suis là. Il est occupé à soulever le monde. Dans ses bras, la p’tite Charlie revient d’un de ses traitements de chimio, qui la laisse molle comme du chiffon, la tête lourde et les membres qui pendouillent dans le vide. Y’a pas grand mouvement dans ce petit corps, mais y’a de l’espoir. Éric n’a même pas l’air de forcer lorsqu’il monte les marches et qu’il passe le seuil de sa porte, malgré le Monstre qui essaie de lui arracher sa fille pour l’amener ailleurs. Je laisse tomber mes sacs: c’est clair que ce n’est pas moi qui ai gagné l’épreuve de force aujourd’hui.

Avec le courage, le soutien de sa famille et une armée de chercheurs et de soignants, Charlie s’en est sortie. La tuque a cédé la place à une crinière de lion, imposante et indomptable. On porte les couronnes que l’on mérite.

Maintenant, Charlie et sa famille continuent de se battre, cette fois pour les autres. Car le cancer est lâche, tenace et insidieux. D’autres combattront et beaucoup tomberont, mais la lutte va continuer grâce à des gens comme Charlie, le Grand Éric et Annie Dubeau, cette Valkyrie rousse qui descend du ciel. Si, comme Samson, sa force est dans sa chevelure, cette maudite maladie est aussi bien de capituler tout de suite.

Moi, je ne peux pas soulever le monde comme Éric, et ma force n’est pas dans mes cheveux. Mais je peux pitonner mon numéro de carte de crédit là où ça compte et je vous demande humblement de faire pareil.»


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